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Le mois dernier, Bruno THIEVET a publié un double album ainsi qu’une compilation rétrospective. Après douze années d’absence, il prévoit un retour sur scène dès cette année.
La chanson « Marine » qui ouvre judicieusement votre compilation «Totems» a tout d’un tube, d’un classique immédiat. Pourtant ce titre qui date de 2006 n’est jamais sorti en radio ?
A l’époque où j’avais réalisé «Salouna», (l’album qui contient ce titre), la troupe de musiciens que j’avais constituée pour mon projet choisit de quitter le navire peu de temps avant la finalisation du disque. J’ai dû achever le travail en solitaire. Une fois la tâche honorée j’étais trop blême, trop amer pour défendre mon premier album solo.. L’un des musiciens prétendait que la proposition n’était pas assez vendeuse. Pourtant, à peine deux mois plus tard une tournée m’était proposée..
Sur votre site, vous expliquez que, malgré un répertoire de deux cents titres, vous n’avez encore jamais interprété vos propres chansons sur scène.
Effectivement. J’ai joué dans pas mal de groupes durant ma vingtaine, mais j’étais derrière la batterie et non devant le micro. C’est en début de trentaine qu’on m’a proposé de chanter des classiques de la chanson française et le trip s’est prolongé outre-Atlantique. Puis mes amis musiciens se sont consacrés à leur cocon familial plutôt qu’à la musique; je me suis alors tourné vers la photo, qui est une de mes grandes passions avec le cinéma.
Vos morceaux, justement, ont souvent une dimension cinématographique. Votre plaisir à amplifier les ambiances et les émotions transparait dans votre façon d’utiliser des images de films ainsi que d’autres, plus abstraites, pour réaliser vos vidéoclips.
En cinéma comme en poésie, j’ai une préférence pour les Symbolistes: ce n’est jamais parce qu’une allégorie est déroutante qu’elle perd en éloquence, c’est souvent l’inverse. J’apprécie cette sensorialité exacerbée qui tend vers une forme de transcendance. Et je songe autant à David Lynch qu’à Arthur Rimbaud. C’est pourquoi j’aime tant mettre en musique mes poèmes et décupler leur pouvoir d’évocation en convoquant les cinéastes qui m’inspirent.
Certaines de vos créations s’aventurent sur les terres du «dark ambient» et même de la musique concrète, je songe au triptyque «Panthères/in the mood for hell/Sempiternel» qui a captivé la rédaction.
J’ai été à bonne école dès ma plus tendre enfance en découvrant ‘’Dark Side of the moon’’ des Pink Floyd. Je parle très souvent de ce disque et de l’impact déterminant qu’il a eu sur moi. C’est l’audace inouïe spécifique à cette oeuvre qui m’a ouvert l’esprit, provoquant le premier vrai déclic. Je me suis dit que je voulais faire partie de cette tribu qui explore le champs des possibles. Dès la maternelle j’aimais tenter des happenings dans la cours de récréation, utiliser les bancs, y agrafer du papier crépon pour créer des tunnels métaphysiques, des labyrinthes existentiels (rires).
On retrouve votre goût pour les chemins de traverse avec des textes surréalistes comme «Panthères», ou votre morceau de bravoure, le foisonnant «Minotaurus Inest». On songe à Paul Eluard et effectivement à Rimbaud. D’où vous est venu ce goût pour les collisions d’images ?
C’est vraiment Brigitte Fontaine qui m’a fait comprendre que notre subjectivité, dans un certain sens, pouvait surpasser le monde objectif, du moins le rendre parfois plus intéressant qu’il n’est. Ses textes sont des épopées fantasques tout à fait uniques. Elle n’écrit pas que la nuit est le siège des visions étranges propres aux artistes, elle préfère chanter que «la nuit est une femme à barbe». J’adore !
On devine que les titres de vos albums sont également allégoriques…
«Totems» évoque le gage d’éternité qui caractérise la cristallisation d’une œuvre. J’avance parfois aux élèves à qui je dispense des cours de Lettres et de Philo que l’âme des écrivains et des artistes s’incarne dans leur œuvre globale, puis perdure et fructifie après leur mort, contrairement à la plupart des influenceurs et youtubeurs (rires). Par ailleurs, nommer l’album «Totems» laisse entendre que les titres choisis pour le disque représentent les piliers délimitant mon petit univers et que je leur attribue une certaine aura..
«Terra Cotta» suggère davantage de choses encore. A savoir le retour à une approche artisanale de la musique, plus brute, la terre cuite évoquant le matériau de base par excellence. J’ai voulu retrouver la spontanéité de mes jeunes années, lorsque je reliais clavier et walkman sur la radiocassette de mon père pour créer des sons un peu revêches, un peu âpres. Je faisais gentiment riper les bandes.. J’ai lu des articles dernièrement ou des artistes se plaignaient de la propreté excessive des productions actuelles, qu’ils rendaient responsables du déclin des ventes de CD.
Durant le mois de Juillet, je n’ai pas hésité à débuter mon projet alors que je venais d’attraper le Covid. J’ai enregistré certains morceaux alors que j’avais quarante degrés de fièvre. Par ailleurs, c’était la canicule dehors. Je me sentais cuit à l’intérieur et au dehors, la terre n’était pas moins cuite (rires). C’est durant un bref séjour à Ibiza que j’ai fini par adopter ce titre, en constatant de visu que ma peau brûlait douloureusement au soleil tout en songeant que mes chansons racontaient leurs lots de brûlures existentielles.. En Juillet dernier, c’est en découvrant une peinture de Syd Barrett qui s’intitulait «Terra Cotta » que le nom s’est retrouvé à stagner dans un coin de mon esprit.
Je me suis revenu à l’été, lorsque j’étais collégien, j’enregistrais ma voix sur les microphones incrustés au radiocassette de mon père. Et c’est ainsi que j’ai décidé de débuter le projet en m’enregistrant sur le microphone de mon Iphone. La plupart des gens n’y vois que du feu, bien que la voix soit bien évidemment moins dense, moins texturée, moins ajustée, spacialisée, que dans un vrai studio d’enregistrement. Je voulais que le disque soit comme un carnet de croquis en vue de réaliser la toile sur scène avec des musiciens. Le disque a ainsi les défauts de ses qualités : c’est spontané mais parfois un peu trop chevrotant. Les disques semblent avoir de moins en moins d’identité. C’est très propre, très ample mais malheureusement très industriel.. Des albums avec un son singulier et véritablement personnel comme «to bring you my love» de PJ Harvey, c’est rarissime de nos jours.
A propos de terres brûlées, on peut dire que vos chansons sont parfois assez chaudes ! Il faut dire que votre timbre de voix s’y prête bien.
J’avoue qu’interpréter des chansons sensuelles est vraiment ce que je préfère ! Quand j’étais adolescent, j’étais épaté par l’audace de Serge Gainsbourg. Peu de chanteur s’aventurent sur ce terrain et c’est dommage. La plupart de mes chanteurs préférés ont des timbres de voix particulièrement sexy, comme David Sylvian ou Mark Lanegan à qui je fais de gros clins d’œil sur Terra Cotta..
On sent davantage vos influences sur ce double album que sur la compilation «Totems» très hybride dans sa forme.
Je n’aime rien tant que malaxer des ingrédients qui semblent incompatibles aux premiers abords pour mieux créer une éloquence, une évidence, in fine. J’utilise la même approche pour mes poèmes, c’est pourquoi l’adaptation musicale se fait souvent très naturellement. Je suis assez fier d’un titre comme la mise à mort pour son mélange improbable de Métal, Flamenco, percussions tribales, charley disco et surf guitare. Pour un artiste, c’est presque une question d’hygiène de l’âme que de se frotter à des approches un peu neuves, un peu singulières. La musique plébiscitée actuellement recycle les mêmes ingrédients jusqu’à l’écoeurement. En particulier le rap et l’afrobeat urbain. Pour me consoler, je regarde sur Youtube tous ces jeunes américains qui se filment en train de découvrir les Pink Floyd, Led Zeppelin ou The Doors. Les adolescents français sont beaucoup moins curieux en comparaison. Il est tout de même assez loin le temps où la France était considérée comme la capitale culturelle du monde.
Vous avez poussé l’audace assez loin avec «A cœur ouvert ». Vous exprimez -explorez- sans aucun filet une sensibilité masculine qui vient d’être éborgnée. Le mélange de messages vocaux, de sonnets déclamés et de visuels abstraits aboutit à un cocktail tout à fait inédit, à la fois déroutant, émouvant et assez détonnant.
Je me suis lancé dans ces enregistrements dans un état second. Pour reprendre l’expression de Baudelaire, j’ai fait mon petit ‘’alchimiste de la douleur’’. Sur le moment, je n’ai pas songé à changer la boue en or sinon à m’extirper du goudron sur un arc-en-ciel (sourire). J’ai horreur qu’on m’impose une situation laide, et si j’ai un peu de latitude, je m’efforce d’en tirer quelque chose de créatif. Je suis du signe de la Balance, celui de la justice, et lorsque je ressens une profonde injustice, je deviens extrêmement destructeur. Le recours artistique me permet de tempérer mes mauvaises ardeurs. C’est une façon de reprendre la main in fine.
J’ai ajouté des morceaux à cet album jusqu’à plus soif. Sans doute en réponse à l’omniprésence du néo-féministe contemporain. Ces dames demandent aux hommes de se réinventer sans pour leur part se remettre en question. En toute objectivité, les moments de ma vie les plus brutaux, les plus violents psychiquement, les plus laids et humiliants, je les dois invariablement à des femmes. Cela ne m’a pas empêché de leur consacrer quantité de poèmes, de chansons et de shootings. Quand j’y réfléchis à deux fois, j’aurais tendance à penser qu’un poète raconte davantage les qualités de sa sensibilité que celles de sa muse. C’est pourquoi lorsque nous entendons de magnifiques chansons d’amour nous cherchons rarement qui les a inspirées; nous sommes avant tout épatés par l’artiste de qui jaillit l’inspiration. Ma chanson « Grand Amour » évoque une femme qui n’existe pas. C’est une chanson d’amour sincère dédiée à une personne que je n’ai pas encore rencontrée, et que je ne rencontrerai peut-être jamais. Je suis plutôt un garçon optimiste. La persévérance est pour moi la vertu suprême..
Vous évoquez cette persévérance à l’échelle cosmique, dans plusieurs chansons dédiées à l’astronomie.
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai la même philosophie existentielle. La nécessité de cheminer coûte que coûte. J’ai toujours été soucieux que l’homme survive au devenir de l’univers sous quelque forme évolutive que ce soit. Si y avait un Dieu pour les hommes, il aspirait nécessairement à être transcendé par ses créatures. Un peu comme des parents qui souhaitent à leurs enfants une meilleure vie que la leur. Quel intérêt de vouloir créer des créatures au potentiel décevant ? Aucun.
Pour l’heure, vous pourriez déjà créer votre petit univers sur scène: certaines de vos chansons (je pense au «Coyote», très funky) sont diablement efficaces et donnent idéalement le change aux morceaux plus atmosphériques..
J’ai mis du temps à attribuer une valeur objective à mon répertoire. C’est à force d’entendre les abominables merdouilles plébiscitées par les médias que je me suis dit qu’il fallait que je mette davantage mon travail en avant; c’est vraiment récent.
L’envie de refaire de la scène a surgi l’année dernière et j’ai envie de garder la flamme allumée, de peur qu’elle ne s’éteigne à tout jamais. Si le destin n’entrave pas mes intentions, je ferai en sorte de porter mon répertoire sur scène. J’ai l’intention de proposer un véritable show, de m’inspirer de mes expériences diverses et variées en matière de mise en scène, de créations textiles ou de prestations scéniques.
Vous avez fait des études de cinéma, réalisé des courts-métrages. Pourquoi ne tournez-vous pas davantage de clips par vous-même ?
Au même titre que j’adore réaliser des morceaux à base de samples pour m’emparer au plus vite d’un feeling passager, il en va de même pour le visuel. En général, je bricole le clip dans la foulée, pour rester dans la vibration du moment. Je n’aime pas trop lorsque les choses traînent indéfiniment. Le seul album studio que j’ai réalisé avec une équipe de musiciens et un ingé son, a nécessité deux années de travail pour une quinzaine de titres. Le dernier que j’ai goupillé seul comporte une quarantaine de morceaux réalisés en quatre mois et demi seulement. En enregistrant Salouna, je songeais au disque, pour Terra Cotta à la scène. La vraie finalisation des morceaux se fera avec un groupe et devant un public.
Avez-vous surpris votre entourage en publiant deux disques dans la même semaine ?
Pour être tout à fait honnête, je me suis contenté de publier une annonce sur mes pages Facebook et Instagram et personne ne m’a envoyé de message, n’a réagi d’une quelconque façon. Personne ne m’a écrit le moindre mot encourageant ou enthousiaste en réaction à ces publications. Et le pire c’est que cela ne m’a absolument pas étonné. Lorsque je lis le courrier international, les français sont souvent décrits comme froids et individualistes et c’est tout à fait vrai. On vous félicite uniquement lorsque vous vous trouvez dans la lumière et qu’il n’y a pas d’autre choix, et encore, sans roulement de tambour.
Fut une époque où je devais trouver des stratagèmes pour ne pas être entrainé en permanence hors de chez moi par des bandes d’amis. Aujourd’hui, c’est une toute autre ambiance. Je refuse de céder au climat délétère qui plombe l’époque, c’est pourquoi la perspective de refaire de la scène me motive et que je réponds à des interviews pour la première fois depuis une vingtaine d’années !
Vous avez évoqué le désir de proposer un show avec costumes et décors ; envisagez-vous également à des petits showcases en solitaire ?
Je compte reprendre des cours de guitare et de piano pour pouvoir aussi interpréter mes chansons seul. Le véritable enjeu dépasse le cadre des concerts. J’aimerais un jour jouer suffisamment bien des instruments de base pour orchestrer un vrai grand projet musical. Je ne me vois pas réussir un grand disque seul. David Gilmour et Roger Waters n’ont plus enregistré de grands disques depuis qu’ils ne travaillent plus ensemble. Il est absolument fondamental de s’isoler pour accoucher de bonnes idées. Néanmoins, concernant la musique, j’estime que l’isolement a trop duré. J’ai joué en groupe durant quinze ans, puis me suis cloitré quinze années durant. Il est temps de revenir au collectif. Le collectif, c’est aussi les lieux, le public…
Songez-vous à faire quelques concerts hors de la France ?
Il y a pas mal d’artistes suisses, canadiens et belges que j’adore, donc je serais ravi d’avoir à nouveau cette opportunité. J’ai chanté au Canada et mon séjour fut un très beau souvenir. Je serais ravi de vivre une expérience similaire en Suisse !
Le message est passé; cela ne saurait tarder ! A très bientôt !
A très bientôt, merci !
Propos recueillis par Géraldine Jadou